Deuxième partie

Etude de cas : Boulevard du Crime (1759-1862), laboratoire d'un "théâtre de masse" au prisme du numérique

Gérard-Michel Cochard
Professeur des universités
Université de Picardie Jules Verne
Laboratoire Eco-Procédés, Optimisation et Aide à la Décision (EPROAD)
gerard-michel.cochard@u-picardie.fr
Dominique Leroy
Professeur des universités
Université de Picardie Jules Verne
Centre de Recherches sur l'Industrie, les Institutions et les Systèmes Economiques d'Amiens (CRIISEA)
dleroy34@hotmail.fr

"Trésors des théâtres du Boulevard du Crime" : une application multimédia d'historiographie théâtrale

Le sujet est suffisamment riche pour justifier les nombreuses années d'investissement qui ont occupé les auteurs. A travers le prisme du numérique et du multimédia, on peut maintenant revisiter une période exceptionnelle de la vie culturelle française : de l'Ancien Régime au Second-Empire, en passant par la Grande-Révolution, l'épopée du Premier-Empire, la Restauration, les évènements révolutionnaires de 1830-32-48, la Seconde-République...

Une équipe universitaire pluridisciplinaire a ainsi collecté et sélectionné des ressources multimédias relativement rares et rédigé de nombreux textes d'accompagnement (scénarios, lexique et hypertexte). Il importe, pour l'avenir du patrimoine et la "re-prospective" des Arts, que la culture du théâtre et des arts du "spectacle vivant" soit rendue accessible sous toutes les formes possibles au plus grand nombre de personnes, qu'elles soient en situation d'éducation, de recherche ou de loisirs. En aucun cas, le théâtre ne doit rester étranger à l'univers multimédia, et il serait injuste, vis-à-vis de l'Ecole et de l'Université, que l'histoire culturelle soit insuffisamment présente dans les programmes pédagogiques, numériques et audiovisuels.

Le "Boulevard du Crime" (boulevards du Temple et Saint-Martin réunis) fut, de 1759 à 1862, un extraordinaire pôle d'attraction pour les loisirs des Parisiens, toutes classes confondues. Une dizaine de salles de théâtre (Gaité, Folies-Dramatiques, Ambigu-Comique, Porte-Saint-Martin, Théâtre-Historique/Lyrique, Théâtre Lazari, Funambules, Cirque-Olympique, Délassements-Comiques) se côtoyaient et se faisaient une concurrence acharnée. Les distractions et les réjouissances ne s'arrêtaient pas là : il y avait les cafés, les petits marchands, les tréteaux et autres spectacles de rue qui attiraient jour et nuit une foule hétérogène, remuante et politiquement incorrecte.

En 1862, Haussmann décidait de détruire la plus grande partie de ces théâtres pour réaménager la place du Château-d'Eau et en faire ce qui deviendra la future place de la République. C'est alors que disparurent les temples du vaudeville, du mimodrame, de la féerie, et surtout les scènes du mélodrame où ont été commis pendant des décennies un nombre impressionnant de crimes symboliques. Il fallait bien que rien ne subsiste des théâtres du boulevard du Temple pour qu'un jour, la "fée multimédia" puisse accomplir son extraordinaire mission de ressusciter la vie disparue d'un quartier urbain extraordinaire.

Avec le document multimédia, l'utilisateur est invité à étudier l'environnement artistique, politique, urbanistique et économique du "crime" d'Haussmann. Il peut analyser le contexte sociologique et culturel de la capitale durant cette centaine d'années cruciales de l'histoire qui va de 1759 à 1862. De même, il peut revisiter cette partie cardinale de l'espace parisien en se promenant virtuellement sur les "Grands Boulevards", en entrant dans un théâtre à la recherche d'une atmosphère perdue, en engageant un dialogue avec une image accompagnée d'un texte lui-même illustré d'une chanson de l'époque, en relisant des pièces oubliées ou enfouies, en redécouvrant l'authentique musique d'accompagnement de tel mélodrame ou d'une féérie, ou encore visionnant des vidéos extraites des multiples œuvres à notre disposition.

 

La fortune d'un "théâtre de masse" à Paris aux débuts du capitalisme

On peut partir d'une définition élargie aux deux côtés d'un marché pour qualifier de façon pertinente un théâtre "de masse". Du côté de l'offre, la variété des œuvres représentées et créées, le nombre de représentations et la fréquentation sont relativement élevés en comparaison de la production standard ; du côté de la demande, ce sont des salles qui "ratissent large" dans chaque catégorie sociale. Ce second aspect est peut-être le plus important. Il est statistiquement vérifiable et caractérise le plus précisément la spécificité de l'"économie" du Boulevard du Crime.

La période 1759-1862 a été pour Paris un peu ce que le théâtre élisabéthain fut pour Londres deux siècles auparavant. Sur l'ensemble de ces années, le public à la recherche de loisirs s'est mis à fréquenter un ensemble de salles regroupées autour du Boulevard du Temple, à la limite Nord de Paris. Le "Boulevard du Crime" suscite un mouvement théâtral unique qui se développe au sein du capitalisme naissant alors que le théâtre forain appelait la naissance d'un théâtre plus adapté sous l'angle sociologique aussi bien qu'esthétique.

Ces théâtres connaissent un développement à la fois quantitatif par l'accroissement général de la population et qualitatif par l'extension sociale des intérêts et des goûts. Entre 1797 et 1847, les recettes théâtrales triplent sur le boulevard et poursuivent le mouvement d'ascension de la période révolutionnaire. Cette expansion se traduit par la fusion des publics dans des salles socialement hétérogènes. Les formes théâtrales à succès et le large éventail du prix des places font penser que nous sommes en présence d'une phase exceptionnelle de démocratisation conjuguée à un éclectisme des œuvres et des genres (drame, mélodrame, opérette, "féerie", vaudeville, etc.).

Au début du XIXe, on constate une situation économique très particulière. Un grand nombre de spectacles sont représentés, parmi lesquels on trouve un nombre très élevé de créations et des pièces avec de multiples personnages, donc des "plateaux lourds". Surtout, les salaires apparaissent historiquement faibles à la fin du 1er Empire et sous la Restauration. Les théâtres du boulevard du Temple disposant d'une main d'œuvre bon marché, cette opportunité peut expliquer pourquoi il a été possible de proposer des prix très bas et d'attirer la masse de la population dont le pouvoir d'achat était réduit .

En fait, ce mouvement d'essor connaît vite ses limites et débouche sur l'impasse de ce "théâtre de masse" français. Certes, le théâtre parisien poursuit en termes absolus et globaux l'expansion de son activité à cause de l'urbanisation, de l'industrialisation et de l'élévation des revenus. Mais il apparaît un retournement de la croissance de la consommation théâtrale par habitant dans la seconde moitié du XIXème siècle . L'accélération de l'accroissement démographique et la paupérisation freinent l'assimilation sociale des nouveaux arrivants dans une capitale qui s'enrichit et se modernise. L'éclatement des diverses classes dans des lieux de loisirs séparés et spécialisés démontre l'incapacité de poursuivre l'élan pris d'une forme de culture largement populaire du début du siècle ?

C'est bien, d'une part pour ces raisons complexes que le "Boulevard du Crime" n'a pas été reconstitué après la destruction des théâtres du boulevard du Temple en 1862 ; d'autre part, et aussi profondément, pour des motifs politiques que "le mélodrame" a été contesté et ouvertement accusé d'avoir été l'une des causes des événements révolutionnaires de 1848.

 

Développements respectifs du capitalisme et des arts du "spectacle vivant"

La question que l'on peut se poser est : comment une telle économie théâtrale a pu se développer durant plusieurs décennies ?

a) Est-ce à cause du "stock system" qui repose sur la troupe permanente ? Ce système est généralisé au milieu du XIXème . En 1852, les troupes parisiennes comptent en moyenne 32 artistes comédiens et chanteurs, et 107 artistes si on ajoute les choristes, les musiciens et les comparses. Ce système constitue la base économique du Boulevard du Crime qui ne pourrait survivre sans cela ni résister au mouvement de "starisation" apparu au milieu du siècle - surtout à l'Opéra et de façon moindre à la Comédie-Française avec des "vedettes" comme Mademoiselle Mars .

b) L'économie du Boulevard du Crime n'est pas sans ressort et les stratégies des directeurs des théâtres sont flexibles. Jusque vers 1830, les prix des places sont nettement faibles - voire décroissants. Au début, la stratégie de massification - donc de diversification - se traduit par une offre élevée de places à des prix notoirement faibles, par une différenciation des places pour un public socialement large, par un nombre élevé de spectacles - en alternance afin d'assurer une rotation rapide du public. Après 1830 au contraire, on constate des stratégies d'homogénéisation et la recherche d'un public plus segmenté : c'est la politique des théâtres qui s'implantent en "banlieue" et recherchent une massification au détriment de la diversification. Ces différents mouvements correspondent à un début de séparation spatiale des catégories sociales et à une opposition idéologique qui deviendra évidente lorsque la révolution de 1848 déniaisera la classe ouvrière et donnera à la production de certaines salles une tournure socialisante. A l'autre extrémité sociale, suivant un autre mouvement de radicalisation mais dans une stratégie identique d'homogénéisation, la recherche d'une élitisation du public apparaît dans les politiques menées par certaines salles, à la marge ou à la frange du Boulevard du Crime. Ce second type de stratégie correspond aussi à une sortie du système du Boulevard du Crime, mais vers le haut si on peut dire. Le phénomène d'élitisation se retrouve dans les prix moyens des places qui ont augmenté, dans les types de salles plus petites et mieux adaptées à un public réduit, plus luxueuses et plus confortables...

 

L'acteur des Funambules


"En v'là un temps qui vous rend passionné, et tout à l'heure va falloir être brûlant d'amour en turc ... et dire "O Zuléma, partage mes trésors et mon trône ... viens, viens t'enivrer dans les plaisirs et l'abondance" avec un sou de pommes de terre frites dans le ventre."

Honoré Daumier, Gens du spectacle, L'acteur des Funambules, Trinckvel éd. 1992, planche 9, Charivari 19/02/1845, L. Delteil

Un engagement d'artiste

- Vous voulez un engagement à mon théâtre ... c'est très bien mademoiselle ... comme vous êtes jolie, pour vous ce ne sera que douze cents francs ... que vous me paierez chaque année bien entendu !
- J'accepte ... mais c'est à condition que je n'aurai pas d'augmentation !

Honoré Daumier, Gens du spectacle, Un engagement d'artiste, Trinckvel éd 1992, planche 12, 29/09/1845 Charivari, L. Delteil

c) C'est enfin la relation prix-coût-salaires qui doit être privilégiée si l'on veut atteindre le mécanisme de base de l'économie du Boulevard du Crime, notamment le volume relatif de la masse salariale qui représente la partie majeure du budget. Le système de la troupe permanente a permis de maîtriser les salaires - artistiques, techniques, ouvriers et administratifs - tant qu'il a été possible de résister à l'extension du "Star System". Deux marchés du spectacle cohabitent alors dans Paris : l'un qui se "starise" et où les salaires et cachets artistiques augmentent (théâtres du centre de Paris), l'autre où la gestion est très "serrée" (comme aux Funambules). C'est grâce à ce niveau historiquement bas des prix de revient que l'entreprise théâtrale parvient à une "profitabilité" très élevée, ceci pour un niveau spécifique de qualité correspondant aux exigences courantes de l'époque. Un ouvrage peut être rapidement rentabilisé (en deux semaines en moyenne) tandis qu'il faut actuellement plusieurs mois pour rentabiliser une pièce du "boulevard" - mais ce n'est plus "le même" !

La liquidation du Boulevard du Crime dans la nuit du 15 juillet 1862 et la démolition dès le lendemain créa brutalement un no man's land séparant deux mondes et enlevant au "menu peuple" ses théâtres. L'éclatement des diverses classes dans des lieux de loisirs séparés et opposés démontre a posteriori l'impossibilité que le "take off" commencé à la fin du XVIIIème siècle se soit poursuivi. D'ailleurs, le Boulevard du Crime se serait-il adapté à la nouvelle économie théâtrale avec ce que cela comporte de moyens financiers pour suivre et investir dans le progrès techno-esthétique ? Sur la durée, croissance de l'économie capitaliste et croissance de l'économie du spectacle vivant ne sont pas faites pour bien s'entendre : elles s'opposent comme le font l'industrie et l'artisanat. Y avait-il des chances de pouvoir résister longtemps au mouvement dont le précurseur fut le système de la vedette ? La foire aux spectacles des débuts du capitalisme n'aura pas de postérité ; le Boulevard du Crime a trépassé.

 

En historiographie, la dualité, la complexité des faits apparaît d'emblée évidente. On voit d'abord que si l'économie des "théâtres de masse" explique une partie essentielle de l'analyse, il faut aussitôt avancer des raisons politiques dont le rôle dans l'acculturation des masses a été fondamental au XIXème siècle. Inversement, il a fallu des circonstances économiques spécifiques pour que puissent apparaître et survivre durablement des théâtres captant la population la plus large et la plus diverse d'une grande capitale comme Paris.

L'Ambigu-Comique au boulevard du Temple (1819) L'Ambigu-Comique au boulevard Saint-Martin (1856)
Spectacle gratis à l'Ambigu-Comique, Tableau de Boilly, 1819
in "Les Grands Boulevards" Catalogue Exposition du Musée Carnavalet 1985,
page 101, n°165
"Une queue au théâtre" (Ambigu-Comique) Eugène Guérard 1856
in "Les Grands Boulevards" Catalogue Exposition du Musée Carnavalet 1985,
page 112 n°200
En 1828, l'Ambigu-Comique a changé de boulevard et peu de répertoire, mais les prix et le public ont changé